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Le Draschade moutonnait – l’océan gris que Reith avait traversé à bord de la felouque Vargaz (il avait l’impression que cela remontait à des siècles). Anacho maintenait le glisseur au ras des flots afin que les écrans sondeurs des Dirdir aient moins de chances de le détecter.

— Nous avons des décisions importantes à prendre, annonça-t-il. Les Dirdir sont des chasseurs et nous sommes devenus gibier. En principe, une fois commencée, toute chasse doit être menée jusqu’à son terme. Mais les Dirdir n’ont pas autant de cohésion que les Wankh et leurs programmes ont pour sources des initiatives individuelles ou zhna-dih, ce qui veut dire « grand bond impétueux accompagné d’étincelles semblables à des éclairs ». Le zèle qu’ils mettront à nous traquer dépend d’une chose : le chef de chasse – celui qui a accompli le zhna-dih originel – se trouvait-il à bord du glisseur ? Si tel était le cas, il est mort à l’heure qu’il est et cela diminuera considérablement les risques, à moins qu’un autre Dirdir veuille affirmer son h’so – vocable se traduisant par « merveilleuse dominance » – et organise un nouveau tsau’gsh. À ce moment, nous nous retrouverons dans la même situation. Si, d’autre part, le chef de chasse est vivant, il devient notre ennemi mortel.

— Et avant qu’était-il ? demanda Reith avec étonnement.

Anacho ignora la question et poursuivit :

— Le chef de chasse a tout le potentiel de la communauté à sa disposition, encore qu’il impose son h’so avec plus de force en pratiquant le zhna-dih. Toutefois, s’il nous soupçonne d’utiliser l’aéroglisseur, il peut fort bien ordonner que les écrans sondeurs soient mis en batterie. (D’un doigt désinvolte, Anacho désigna un disque de verre gris fixé sur le côté du tableau de commande.) Si un écran nous intercepte, vous verrez apparaître un réseau de lignes orange.

Les heures s’égrenaient. Anacho expliqua à ses compagnons le fonctionnement de l’engin en faisant montre d’un rien de condescendance, et Reith et Traz se familiarisèrent avec les instruments de bord. 4269 de La Carène montait dans le ciel ; il en prit possession, puis commença de glisser vers l’ouest. Le Draschade moutonnait, mystérieuse étendue d’un gris brunâtre qui, au loin, se confondait avec la voûte céleste.

Anacho se mit à parler des Carabas :

— Presque tous les cueilleurs de sequins partent de Maust, à cinquante miles au sud de la Première Mer. On y trouve les magasins d’équipement les plus complets, les meilleures cartes et les meilleurs manuels, sans compter d’autres services. À mon sens, Maust est une destination qui en vaut une autre.

— Où trouve-t-on les bulbes ?

— Partout dans les Carabas. Il n’y a pas de règles ni de systèmes pour les découvrir. Quand beaucoup de monde les cherchent, ils sont naturellement plus rares.

— Alors, pourquoi entrer par le chemin le plus couru ?

— Maust est la base de départ la plus utilisée parce que c’est la plus pratique.

Le regard de Reith se braqua vers la côte encore invisible du Kislovan – vers l’énigme de l’avenir.

— Et si nous entrions par un point situé entre les deux voies traditionnelles ?

— Qu’y gagnerait-on ? La Zone est la même partout.

— Il doit y avoir un moyen de réduire les risques et de multiplier les gains.

Anacho eut un hochement de tête méprisant.

— Quel être étrange et obstiné ! Une telle attitude n’est-elle pas une forme d’arrogance ?

— Je ne le pense pas.

— Comment espères-tu réussir aussi facilement là où les autres ont échoué ?

Reith sourit.

— Il n’y a rien d’arrogant à se demander pourquoi ils ont échoué.

— L’une des vertus des Dirdir est le zs’hanh, ce qui veut dire : « indifférence dédaigneuse envers les activités d’autrui ». Il existe vingt-huit castes de Dirdir, que je ne t’énumérerai pas, et quatre castes d’Hommes-Dirdir : les Immaculés, les Intensifs, les Estranes et les Clutes. Le zs’hanh est un attribut des Dirdir du quatrième au treizième grade. Les Immaculés le pratiquent également. Le zs’hanh est une noble doctrine.

Reith secoua le menton avec étonnement.

— Comment les Dirdir sont-ils parvenus à créer une civilisation technique cohérente avec toute cette cacophonie de volontés contradictoires ?…

— Tu ne comprends pas, fit Anacho de sa voix la plus nasillarde. La situation est plus complexe que cela. Pour accéder à la caste suivante, le Dirdir doit être accepté par le groupe hiérarchiquement supérieur, et c’est par ses réalisations, non par son opposition, qu’il obtient de l’être. Le zs’hanh ne convient pas toujours aux basses castes, non plus qu’aux très hautes, qui professent la doctrine du pn’hanh, c’est-à-dire : « sagacité corrosive ou rongeuse de métal ».

— Je dois appartenir à une caste élevée, rétorqua Reith. J’ai l’intention de faire appel au pn’hanh plutôt qu’au zs’hanh. Je veux exploiter tous les avantages possibles et éviter tous les risques.

Du coin de l’œil, il regarda le visage pincé et revêche de l’Homme-Dirdir et pouffa en songeant : « Il veut laisser entendre que je suis de trop basse caste pour afficher pareille prétention, mais il sait que je lui rirais au nez. »

Le soleil déclinait avec une sorte de délibération anormale, la progression du glisseur vers l’ouest ralentissant sa marche. En fin d’après-midi, une masse d’un violet tirant sur le gris surgit à l’horizon, montant à l’assaut du disque café-au-lait. C’était l’île de Leumé, bastion du continent de Kislovan.

Anacho fit légèrement virer le glisseur en direction du rivage et se posa aux abords d’un village crasseux situé à la pointe septentrionale de l’île. Le trio passa la nuit dans une auberge à l’enseigne du Souffleur de Verre, bâtisse édifiée avec les bouteilles et les bocaux de rebut que les commerçants jetaient dans des fosses creusées à même le sable derrière l’agglomération. Il y faisait sombre et humide et une odeur particulièrement âcre imprégnait l’atmosphère. Ce qu’on servit à Reith et à ses compagnons dans de lourdes soupières de verre pour le dîner dégageait un fumet analogue. Le Terrien en fit la remarque à Anacho, qui appela la servante, une Grise, et l’interrogea avec hauteur. Elle montra du doigt un gros insecte noir qui détalait sur le plancher.

— Les skarats sont, certes, des bêtes puantes. Ils étaient un fléau envoyé par Bevol jusqu’au jour où nous nous sommes aperçus qu’ils avaient une valeur alimentaire. À présent, on n’arrive plus à en capturer en suffisance.

Reith s’était depuis longtemps fait une règle de ne jamais poser de questions sur les mets qui lui étaient présentés, mais, pour une fois, il considéra la soupière avec méfiance.

— Tu veux dire que… que cette soupe… ?

— Bien sûr, répondit la servante. La soupe, le pain, les condiments – tout est parfumé au skarat. Si on ne le faisait pas délibérément, nous serions pareillement infestés. Aussi faisons-nous de nécessité vertu, et pensons, ainsi, relever agréablement le goût.

Reith refusa le potage, mais Traz l’attaqua impassiblement et Anacho l’imita après avoir émis un reniflement d’irritation. Le Terrien se remémora alors qu’il n’avait jamais vu quelqu’un faire la fine bouche sur Tschaï. Il poussa un profond soupir et, comme aucun autre plat ne venait, il ingurgita le brouet au goût fétide.

Ce fut encore de la soupe qui leur fut servie en guise de petit déjeuner. Cette fois, elle était accompagnée d’une garniture de plantes marines. Dès la dernière bouchée avalée, les trois compagnons remontèrent dans le glisseur, qui, prenant la direction du nord-ouest, survola le golfe de Leumé, puis s’enfonça dans le Kislovan.

Anacho, d’ordinaire si flegmatique, commençait à se montrer nerveux. Il scrutait le ciel, fouillait du regard l’étendue rocailleuse et désertique et surveillait attentivement les protubérances et les bulles, les pastilles de fourrure rousse et de velours vermillon, les miroirs frémissants qui servaient d’instruments de bord.

— Nous approchons du territoire des Dirdir, annonça-t-il. Nous allons piquer au nord droit sur la Première Mer, puis nous mettrons le cap à l’ouest en direction de Khoraï. Là, nous devrons abandonner le glisseur et traverser le Zoga’ar zum Fulkash am[4] jusqu’à Maust. Ensuite… en avant pour les Carabas !

Le Dirdir
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